Ceux qui ne sont jamais partis ne savent pas ce qu'ils perdent. Aveuglés par l'habitude, ils vivent au milieu de leurs semblables - mot horrible, si l'on veut bien y réfléchir - jusqu'à ne plus savoir distinguer la singularité des êtres (et la leur propre). Au lieu que le marcheur, sans cesse en mouvance, ne fait que croiser le chemin d'autrui, un bref instant : un instant pourtant où tout est dit. Vient-il à rencontrer un homme, il ne s'interroge pas sur la qualité d'une présence mais celle d'un destin. En quelques traits lui est révélé ce qui, chez le passant du hasard, vaut la peine d'être retenu: l'Autre "tel qu'en lui-même"... A ce stade, on ne fréquente plus des apparences mais des essences - si fugitives que soient les silhouettes qui leur prêtent corps. Rare privilège dont ont su faire leur fruit tous les écrivains de l'errance, et Cervantès au premier chef, pour qui la croisée des chemins est à jamais le seul lieu qui révèle son homme.
Extrait de la "Note de l'éditeur" du livre de Laurie Lee. "Un beau matin d’été". Sur les chemins d’Espagne 1935-1936. Phébus Libretto, 262 pages.